Evangiles, de l'oral à l'écrit
Pierre Perrier
Une profonde fracture s'est produite entre la Judée hébraïque, violente et fière
de sa culture millénaire, et l'empire romain marqué par la culture grecque de tendance
humaniste. En dix ans, le climat s'est détérioré entre le pouvoir juif
dominé par l'extrême droite religieuse (les zélotes)et les Romains. La logique
de guerre croissait de part et d'autres. C'est à cette époque troublée que Pierre
et Paul, deux Juifs chrétiens furent mis à mort à Rome. La rupture fut brutalement
consommée en 70 quand les légions de Titus ruinèrent Jérusalem et brûlèrent
le Temple. Dix pour cent des habitants de l'empire romain étaient juifs et,
pour eux, le drame fut immense.
Ces dix années difficiles scellèrent
la séparation des chrétiens (Juifs grecs ou païens citoyens de l'empire)
et des Juifs fidèles aux traditions pharisiennes. D'un côté : l'Eglise ; de
l'autre : le Judaïsme rabbinique.
La recherche historique place l'origine
des textes évangéliques à cette époque difficile. En une trentaine d'années,
entre 70 et 100, la catéchèse des Apôtres fut traduite en grec et mise par
écrit, elle fut encore légèrement améliorée pendant une génération. Aucune personne
sérieuse ne remet en question ces acquis de la science historique concernant
l'historie du texte grec de nos évangiles.
L'exégèse moderne sait
analyser des textes. Mais avant il n'existait sans doute pas de textes tout construits,
mais probablement une tradition orale mi-araméenne, mi-hébraïque : la
langue vernaculaire était l'araméen, et la langue liturgique était l'Hébreu.
Des traces de ces deux langues se retrouvent en effet dans l'arrière plan linguistique
du texte grec .
La tradition orale chrétienne était juive,
ainsi Paul reproche-t-il à son collègue Pierre de ne pas être un bon Juif
: Si toi tu es Juif et tu vis comme les païens et non à la juive, comment peux-tu
contraindre les païens à judaïser ? (Gal 3,14). La scène se passe à Antioche,
probablement en l'an 57. La Bonne Nouvelle chrétienne est encore dans le giron
de la nébuleuse juive.
Pierre Perrier cherche à retrouver les règles
de l'oralité juive, et la pédagogie catéchétique que les Apôtres ont probablement
utilisé depuis la Pentecôte. L'auteur se situe dans la ligne du Père Marcel
Jousse (jésuite) que l'on connaît surtout par la "rythmo-catéchèse" dont
les récitatifs sont parfois utilisés avec des enfants.
La pratique
des récitatifs accompagnés d'un balancement et de gestes significatifs n'est que
la partie visible de l'immense iceberg que fut l'œuvre considérable de Marcel
Jousse. Il s'agit d'une pédagogie hébraïque, où l'oralité de la transmission est
essentielle. Pierre Perrier nous rappelle que les évangiles naissaient et renaissaient
dans une société où la mémoire était sans cesse cultivée. Cette culture
partagée par tout un monde qui nous échappe, a été d'après lui, le berceau
des évangiles.
Je me permets de donner des impressions très personnelles
sur ce livre qui a répondu aux immenses questions que je portais en moi,
à partir d'une longue expérience catéchétique qui m'avait convaincu de l'importance
de la mémorisation et de l'oralité, totalement ignorées par le catéchisme,
texte écrit par excellence, immobilisé dans la bonne réponse dogmatique ou morale.
Pierre
Perrier, bon connaisseur de l'araméen, nous plonge dans
le bouillon de paroles de cet immense empire d'Orient qui a longtemps fait face
à l'empire romain. L'auteur a étudié les traditions des Eglises orientales, et
il donne donc à l'événement "Jésus-Christ" une base bien plus large que celle
dont disposent nos exégèses textuelles hellénophones. Nous sommes appelés à nous
décentrer d'un christianisme occidental très lié à la langue grecque, alors
que les évangiles naquirent et furent longtemps exprimés dans cet araméen d'empire
que l'on retrouve par exemple dans quelques passages du livre de Daniel. Il
ne s'agit pas seulement de la langue du texte sacré qu'il faudrait traduire,
mais de toute une culture orale, dont la visée était la transmission d'une résonance
intime du récit mémorisé : "la voix !" Nous voilà donc plongés dans un
bain de culture qui doit ravir nos frères libanais et les familiers de cette magnifique
langue araméenne (ou syriaque) dont l'hébreu n'est qu'un patois régional.
Certaines
pages du début du livre expliquent pourquoi les Juifs
du premier siècle ont eu du mal à reconnaître Jésus comme Messie. Pierre Perrier
rappelle combien les scribes et les pharisiens de cette époque étaient déjà très
marqués par la culture rationaliste des Grecs. Quiconque a travaillé les techniques
du Talmud, ne peut être que d'accord avec lui. C'est en effet à cette
époque que le midrash aggadique (les légendes catéchétiques dont nous sommes encore
friands) a été remplacé par un midrach juridique : il fallait à tous prix
dans les tribunaux des villages, que les jugements se réfèrent à la Bible. Pour
y arriver, un certains nombre de procédés techniques ont été élaborés et précisés
(middot de Hillel et celles de ses successeurs qui les ont multipliées). Ce
juridisme imprégnait déjà les mentalités pharisiennes qui scrutaient le texte
sacré au lieu de regarder les personnes et d'écouter ce qu'elles disent comme Jésus
le fit.
L'ouvrage développe deux grands aspects qui n'ont pas
forcément le même intérêt pour la catéchèse. La critique s'attardera certainement
sur la reconstitution historique de la rédaction évangélique que l'auteur
propose, qui semble contredire les résultats partout admis de la critique historique.
Ceci ne veut pas dire, et l'ouvrage le laisse entendre, que les modèles
scientifiques choisis (travail sur de l'écrit) ne sont peut-être pas adaptés
à leur objet : la parole. Des a priori philosophiques sont donc remis en question
avec le refus d'une primauté du monde grec et de son anthropologie au bénéfice
de la culture biblique araméenne qui en révèle une autre.
L'aspect
le plus intéressant pour la catéchèse sont les incidences pédagogiques de
la culture orale sur la pratique des Ecritures. Actuellement le livre, manuel écrit,
est l'outil de base de la catéchèse française. La Catéchèse Biblique Symbolique
a toujours dénoncé cet obstacle à la traditio des Ecritures chrétiennes.
Ni les enfants ni les adolescents ne peuvent intérioriser la Parole de Dieu avec
cet outil dont la catéchisme du XVI° siècle fut l'initiateur. La démarche qui
nous est ainsi imposée par le système actuel est inverse de la pratique de l'oralité
biblique que décrit clairement Pierre Perrier. Nous connaissons par ailleurs
cette pédagogie narrative où la parole est essentielle, par les écrits rabbiniques
par exemple, bien que déjà "infiltrés" par la culture juridique des
Grecs que les Romains ne feront qu'amplifier.
Que les catholiques adultes,
pourtant catéchisés et pratiquants, ignorent massivement les récits évangéliques,
qu'ils sont incapables de les raconter de mémoire, est l'observation
quotidienne de nos catéchèses d'adultes. Quand on lit la manière araméenne d'intérioriser
les Ecritures, ces "colliers" de récits qui étaient associés aux
saisons et au temps liturgique, on mesure l'aggiornamento catéchétique que la nouvelle
évangélisation va devoir s'imposer.
Si nous ne "décolonisons" pas la catéchèse en la libérant des modèles actuels de l'exégèse textuel,
la nouvelle évangélisation n'aura pas lieu. Ce sera sans doute la décision la plus
difficile que nos évêques devront prendre à Lourdes dans un avenir proche :
retrouver l'exégèse spirituelle des Pères qui, bien qu'infiltrée elle-aussi par
l'anthropologie des philosophes grecs, reste le témoin le plus solide de la foi
des apôtres araméens.
Si vous avez écouté les enfants en catéchèse,
si vous avez suivi le développement de leur parole biblique, ce
livre sera pour vous un rayon de soleil car il confirme bien nos intuitions d'oralité.
Voici quelques pages de cet ouvrage clair, facile et bien écrit, que nous
vous incitons à lire.
UN COURT EXTRAIT :
Tradition
judéo-chrétienne et nouvelle évangélisation
"La redécouverte de la tradition judéo-chrétienne pourra inspirer la nouvelle évangélisation en faisant
découvrir aux chrétiens les trésors de pédagogie que Jésus a lui-même cachés
dans l'Évangile, que ce soit dans le collier des Apôtres ou dans celui des
diacres. Pour construire une catéchèse adaptée aux temps que Jean-Paul II nous
annonce depuis le début de son pontificat, l'Église doit mettre en route une nouvelle
exégèse débarrassée, comme le fut celle de saint Éphrem, de toute conceptualisation
réductrice. Au lieu de procéder à une lecture intellectuelle qui isole
les phrases les unes des autres et scrute le sens des mots à force de dictionnaires
grecs et hébreux, les croyants y apprendront à méditer et à ruminer l'Évangile
afin de le garder vivant dans leur cœur et d'en faire émerger la multitude
des significations dont il résonne."